HISTOIRE
De la vieille bâtisse du chef-lieu veveysan aux ateliers fribourgeois, un journal a tenu son cap semaine après semaine. Mutations, budgets rabotés, territoire qui s’amenuise: Le Messager a informé sa région aussi loin qu’il le pouvait.
Un peu avant la descente de l’avenue de la Gare, la vieille bâtisse tient encore debout. Modeste, presque effacée. On passerait devant sans y prêter pensée. Et pourtant, c’est là qu’un journal a pris racine. Là qu’un Lucernois, Joseph Huwiler, a imprimé bien plus que du papier. En 1915, il achète ces murs pour y loger son imprimerie et une petite librairie-papeterie. Quelques mois plus tard, le 4 mars 1916, derrière cette devanture discrète, naît une voix nouvelle: celle du tout premier Messager.
Sous son titre, sa dénomination a quelque chose d’un programme: «Journal d’annonces paraissant tous les samedis à Châtel-Saint-Denis et résumés des nouvelles de la contrée». Le Messager tient alors en quatre pages. Des annonces surtout, quelques nouvelles jetées sans apprêt, un ton droit. L’abonnement annuel? Deux francs. Pas un de plus.
Le journal relie le district de la Veveyse et celui d’Oron — un rare trait d’union bicantonal pour l’époque. Dans ses colonnes respire la vie d’un pays: ventes de bétail, successions, avis de préfecture, horaires de fanfares, rabais sur la farine. Des petites nouvelles, quelques faits divers – un toit envolé à Remaufens, un chemin enfin réparé…
Trois générations
L’entreprise se veut familiale. Elle le restera plus de huit décennies durant. Trois générations d’Huwiler se succèdent aux commandes. Bernard, le fils du fondateur, prend la barre en 1940. François, le petit-fils, lui succède en 1973. Sous cette égide, l’atelier demeure dans son jus artisanal: un lieu où le patron touche à tout, ou presque. Feu François Huwiler évoquait cette période dans l’édition du 100e anniversaire: «Lorsque j’ai repris le journal, je m’occupais passablement du rédactionnel. Puis, je faisais aussi de la photo et m’occupais de la correction.»
Ici, rien n’est confié aux machines plus qu’il ne faut. Les pliages? A la main, «par des femmes du coin», relève Fran- çois Huwiler. La ligne éditoriale s’inscrit dans la continuité de sa vocation à sa fondation: un journal d’avis avant tout, même si le rédactionnel gagne un peu de terrain. Le Messager évolue par petites touches, sans secouer la maison. «Entre les années 1950 et 1970, il y a eu peu d’améliorations techniques dans l’imprimerie. Puis tout est allé très vite.» En effet, dans les années 1980, la transition technique s’emballe. L’impression, jusque-là réalisée à Châtel, devient un luxe que la petite bâtisse ne peut plus s’offrir. En 1987, les films prennent la route de Sion, direction Le Nouvelliste. Parallèlement, le journal commence à se professionnaliser, doucement mais sûrement, dans son approche rédactionnelle.
Jusqu’alors, Le Messager vivait surtout de son chapelet de correspondants disséminés dans les villages. Puis arrive, au milieu des années 1980, Marie-Paule Angel. Formée, passée par Vevey-Riviera, elle signe ses premiers articles. Elle ouvre la porte aux stagiaires – dont les premiers stagiaires RP (inscrits au registre professionnel) dans les années 1990. Une petite révolution. Pour la première fois, Le Messager forme chez lui de futurs journalistes professionnels.
Fin de l’histoire familiale
En 1996, Sylviane Herranz fait partie de ceux qui franchissent ce cap. «C’était mon premier vrai travail… et j’étais directement responsable du journal.» Elle couvre les conférences de presse, les dossiers brûlants – dont la fermeture de la maternité – pendant que les correspondants alimentent le reste sous sa direction. «Je me souviens notamment qu’on bossait beaucoup avec des jeunes pour les matches de foot.»
Elle ne travaillera finalement que peu de temps sous l’ère Huwiler. En 1997, la réalité économique se durcit encore. Proche de la retraite, Fran- çois Huwiler cherche une issue pour pérenniser le titre. Deux repreneurs se présentent: l’Est vaudois et La Gruyère. C’est finalement Les Fils d’Alphonse Glasson SA, éditeur à Bulle, qui reprend le journal au 1er janvier 1997. La page familiale se tourne. Sans rupture, plutôt comme un passage de témoin, après trois générations.
VINCENT CAILLE
L’épouse et la fille se souviennent
ANNE-MARIE HUWILER, épouse de François, décédé en 2023, se rappelle particulièrement les éditions anniversaires du Messager où tous les correspondants étaient invités à un buffet, installé au fond de l’atelier. Mais au quotidien, cette maman de quatre enfants officiait comme «bouche-trous», comme elle se qualifie elle-même. «François m’amenait des textes à corriger. Il m’arrivait aussi d’aider les plieuses pour l’expédition: faire les paquets de journaux et les envoyer à la poste. Lorsque Le Messager a été imprimé en Valais, il m’est arrivé plusieurs fois de me rendre à Sion pour porter les films à 23 heures afin que le journal soit imprimé le lendemain. Une fois par année, je m’occupais aussi d’établir les factures pour les abonnements.»
CLAIRE-LISE RIZZI, fille de feu François et d’Anne-Marie Huwiler, a effectué son apprentissage de commerce dans les années 1990 au Messager, avant d’aller travailler en Suisse allemande et aux Etats-Unis. A la demande de son papa, elle réintègre l’entreprise familiale jusqu’à la reprise par Les Fils d’Alphonse Glasson SA en 1997. Un souvenir l’a particulièrement marquée, celui des inscriptions sur les devantures des commerces de Châtel-Saint-Denis à l’occasion du carnaval. «Chaque année, on se demandait ce qu’ils allaient inscrire sur notre vitrine. Il y a parfois eu des réflexions un peu vaches à l’encontre de mon père, qui avait quand même assez d’humour. Mais tout le monde en prenait pour son grade.» PH
Le Messager, un journal formateur pour beaucoup
DEPUIS 1997 A Châtel-Saint-Denis, l’hebdo garde son nom, son rythme, son territoire. Mais il fait ses cartons. Finie la bâtisse familiale; cap sur de nouveaux bureaux, juste en face de l’ancienne gare. L’impression, elle, abandonne Sion et migre vers les rotatives de Saint-Paul, à Fribourg. L’administration, la technique, une partie du secrétariat se mutualisent. Sylviane Herranz, alors rédactrice en chef, s’en souvient: «L’une des grandes différences après le déménagement, c’est que l’on mettait en pages Le Messager dans les locaux de La Gruyère à Bulle.»
Pour rassurer les lecteurs, une société ad hoc voit le jour: Le Messager SA, un geste aussi politique qu’éditorial. Il y a bien quelques désabonnements, un soupçon de méfiance, mais rien qui fasse trembler l’hebdo. Lorsque Jean Genoud rejoint le conseil d’administration en 2001, il découvre un journal «parrainé» par le titre bullois. Les finances? Déjà fragiles. «Sans l’aide de La Gruyère, Le Messager aurait fermé bien avant.» Pour autant, le lien avec la «grande sœur» reste sain et clair. «Il s’agissait d’accompagner, pas d’absorber. On voulait préserver l’autonomie du Messager, son ancrage veveysan. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils avaient voulu un Veveysan au conseil pour assurer cette liaison.»
L’aide passe aussi par la formation. A cette période, les stagiaires RP défilent, parfois suivis par des maîtres de stage de La Gruyère. L’hebdo confirme son statut de pépinière, un terrain où l’on forge ses premiers réflexes de métier. Priska Rauber, stagiaire entre 2006 et 2008, se souvient: «J’ai été lancée dans le grand bain. Du foot, de l’économie, de la boxe… Je n’y connaissais rien. J’ai fait des nuits blanches, mais la formation était incroyable.» Elle signe même quelques éditos. «Je n’étais personne, et je donnais mon avis dans un journal. J’ai adoré.»
Journaliste de terrain
Restait l’apprentissage du terrain. Une région qui ne s’ouvre pas à la première poignée de main. «Je disais qu’il fallait mettre son Colt à la ceinture. Il fallait se faire apprivoiser», sourit-elle. Même son de cloche chez Xavier Fernandez. Pigiste dès 2006, formé sur place, puis rédacteur en chef dès 2013. «L’essentiel, c’était de mettre le journal au cœur des habitants.» Jusqu’à emménager lui-même à Châtel-Saint-Denis. «Souvent, c’était les lecteurs qui me sollicitaient. On se voyait. On discutait. Il y avait une vraie proximité, une sorte de rétroalimentation avec la rédaction.»
Au début des années 2010, les ajustements techniques s’enchaînent. En
2012, Le Messager SA disparaît, absorbé par Glasson Imprimeurs Editeurs SA. Dans les boîtes aux lettres? Aucun changement. Dans la rédaction? Très peu. Puis 2015 marque un nouveau glissement: finies les rotatives de Saint-Paul, cap sur celles de Tamedia
Berne. Frédéric Vial, typographe pour Le Messager notamment depuis 1997, rappelle: «On avait quelques heures de moins pour le bouclage. Et c’était surtout l’arrivée progressive des photos couleur à chaque page.»
VINCENT CAILLE
Un dernier vendredi pour un titre centenaire
ULTIME DÉCENNIE Le dernier jeudi de février 2016, Le Messager souffle ses cent bougies. L’atelier bruisse un peu plus que d’habitude: un numéro anniversaire et une façade rajeunie. Rouge bordeaux – le bleu de 2011 s’efface – typos retendues, titres plus visibles, images élargies. Un vrai lifting pour ce centenaire encore fringant. Xavier Fernandez, rédacteur en chef d’alors, résume l’entreprise menée avec le typographe Frédéric Vial: «Beaucoup de choses méritaient d’être modernisées. Le 100e était l’occasion idéale de le faire.»
Une mue qui se poursuit dès 2020, lorsque Maxime Schweizer prend les commandes et ajuste une dernière fois l’esthétique du journal avec l’arrivée de nouveaux outils numériques pour le groupe Saint-Paul. Mais l’élan s’interrompt net avec le Covid-19. Le début de la décennie est surtout marqué, pour Le Messager, par une parenthèse inédite: un journal local… privé de terrain. Plus de séances publiques, plus de rencontres au coin d’une rue. «Ce n’était vraiment pas une période facile, non seulement pour réaliser les sujets mais aussi pour les diversifier», dit Maxime Schweizer.
Le retour à la normale ressemble presque à un redémarrage. «C’était totalement différent. C’était vraiment génial de renouer avec le terrain. Quand tu passais dans la rue à Châtel, les gens te reconnaissaient. Ils étaient contents de te voir arriver», glisse-t-il. Dans le même mouvement, la rédaction se resserre autour de La Gruyère. Moins de pigistes, plus d’échanges internes. «Les photos du week-end ont commencé à transiter entre les titres, quelques articles aussi», raconte Régine Gapany, arrivée en 2022, devenue responsable de publication deux ans plus tard. Un lien plus étroit, qui permet de tenir malgré les contraintes à venir.
Des choix drastiques
Car elles tombent, justement. Dès la seconde moitié de 2024: budgets réduits, délais plus serrés. Les pages se replient. Huit feuillets pour les éditions courantes, douze pour les tous-ménages. «Des choix drastiques ont dû être faits, et nous avons dû nous couper peu à peu du canton de Vaud, explique Régine Gapany. Il y avait aussi de moins en moins la possibilité d’aller sur le terrain.» Le cœur, lui, ne bouge pas. «C’est un journal ultralocal… il fallait que les gens s’y retrouvent», insiste Régine Gapany. Les sociétés, les nonagénaires, les fanfares, les petites nouvelles qui soudent une région: tout cela continue d’exister, même sur moins de pages.
Le tournant arrive en 2025. Tamedia réorganise ses imprimeries: coûts en hausse, délais compressés. En parallèle, Saint-Paul Médias encaisse une chute nette de ses recettes publicitaires. Le plan d’économies tombe. Dans ce paysage tendu, Le Messager apparaît comme le titre le plus vulnérable: lectorat fidèle mais restreint, portée limitée, coûts fixes incompressibles. La décision suit. L’hebdomadaire cessera de paraître le 1er janvier 2026, refermant cent neuf ans de présence. La dernière année se déroule avec le même sérieux, comme un service mené jusqu’au bout. Et, au terme de cette continuité appliquée, arrive simplement un vendredi qui sera le dernier.
VINCENT CAILLE






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